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Immemory
11 juin 2013

Où je suis quand je lis ?

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...

Texte d'Agnès Desarthe pour Lire est le propre de l'homme.


Nous n’avons pas de super-pouvoirs.
Nous ne volons pas de building en building en
justaucorps munis d’amples capes.
Nos muscles ne sont pas (très) saillants.
Et pourtant, nous sommes des super-héros.
Nous, les écrivains, luttons pour la survie d’un
univers menacé par les forces du mal. Un monde
ancien et familier, douillet et civilisé, riche en
bibliothèques et en imprimeries.
Chaque jour, notre mission est la même : sauver le livre. Armés de nos stylos (certes, de nos
jours, les stylos s’appellent des ordinateurs, mais
c’est la même chose), nous affrontons la malédiction bien réelle du virtuel.
C’est un combat éreintant.
Peut-être allons-nous le perdre. Il se peut que,
malgré notre loyauté et la vigueur qui nous
anime, nous finissions engloutis, défaits, détruits.
Avant que cela n’arrive (mais, rassurons-nous,
c’est pour dans très très longtemps), poussons
ensemble un dernier cri, un appel.
Nous avons tous besoin d’histoires. Nous
avons tous besoin de livres.
Nombreux sont ceux qui louent les bienfaits
de la lecture : bonne pour la croissance, bonne
pour la conscience, l’orthographe, la grammaire et
la culture générale. On en serait presque à la
déclarer d’utilité publique. Il n’est cependant pas
prouvé qu’à rester penché sur les livres, on récolte
davantage de bonnes notes à l’école que de problèmes de dos. La lecture, si lente, si laborieuse, ne
représente-t-elle pas une perte de temps, un
encouragement à la rêverie et à la langueur, ennemies reconnues de la productivité ?
Ce qui me frappe, quand j’observe la place du
livre dans notre société, c’est sa parfaite inadéquation du point de vue du temps : un livre s’écrit
lentement, il se lit lentement. La lecture, même
lorsqu’il s’agit de poèmes, de nouvelles ou de
récits courts, s’inscrit dans la durée. Or, nous
vivons dans un monde spectaculairement morcelé, rapide, efficace. Je ne dis pas que c’était
mieux avant. Je constate simplement que, dans le 

monde où nous vivons, le livre, qui est lien, qui
est présence, lenteur et silence, détonne.


(...)  Quand un enfant lit, quand nous tous
nous lisons, nous sommes dans la littérature, unis,
par un lien transcendant, au reste de l’humanité ;
nous habitons un lieu commun et explorons une
utopie qui mêle l’intime à l’universel. Ainsi la
littérature est-elle autant un instrument d’émancipation qu’un outil de socialisation. Un genre
d’objet transitionnel, un doudou de papier.
Mais 
c’est trop peu, et j’ai, de plus, appris à me méfier des métaphores empruntées au monde de l’enfance,
car c’est un univers que presque personne

ne prend au sérieux.

(...)

C’est pourquoi il est nécessaire de poursuivre
la lutte, pour préserver et développer le goût de la
lecture dans un monde où la violence se déploie
de façon inquiétante, parce que la lecture constitue un contre-pouvoir, un refuge. Elle a l’immense mérite de nous rappeler que nous
appartenons à une communauté. Peut-être s’agitil d’une utopie, comme je l’ai dit plus haut, mais je
ne crois pas qu’il puisse exister d’art littéraire en
dehors de l’utopie humaniste. Le simple fait de
rêver que quiconque puisse vous lire est si farfelu,
si irréaliste, qu’il témoigne d’une foi touchante
dans l’existence d’un espace commun, d’une
commune curiosité pour ce qui fait de nous ce
que nous sommes.
Mais supposons un instant que je me sois trompée, que le monde dans lequel nous vivons ne soit
ni dur, ni violent, et que l’espèce humaine et la
civilisation ne soient pas si menacées que cela,
finalement. Que reste-t-il de notre mission ? Que
reste-t-il de nous ? Nous, les super-héros défenseurs de la littérature ? Restent nos index timides
pointés vers la liberté, vers un plaisir quasiment
gratuit.
C’est là, à portée de main, ça ne tombe jamais
en panne, ça tient au creux de la paume, c’est un
miroir, une machine à remonter le temps, une
porte ouverte sur l’autre, c’est un livre.

 

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