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Immemory
13 juin 2013

La gaieté : du minuscule et de l'imprévisible où comment transformer l'ordinaire en émerveillement...

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(...)

Au petit matin, tout se lève.
La lumière et son innocence.

Douce brûlure.
L'inattendu : ce qui vient toujours sans que cela ne vous paraisse quelconque :


Le sOleil et les mots de Christian Bobin.

Extrait.

Comment écrivez-vous?

Je vais faire un léger détour pour vous répondre. Je pense que l'écriture est un travail de guérison. Elle a à voir avec quelque chose qui relève de la guérison. Pas uniquement ma propre guérison mais une guérison de la vie. De la vie souffrante. De la vie mise à mal par les conditions modernes. Etrangement, pour guérir il faut d'abord rendre malade. Rendre malade d'émotions, rendre malade de beauté, vous voyez ? Mon travail, si j'en ai un, est de transmettre une émotion qui m'est venue. De faire en sorte que cette émotion soit contagieuse. Je suis donc toujours dans une sorte d'"attention flottante", comme disent les psychanalystes, c'est-à-dire une attention légère et soutenue aux choses, aux gens. Et puis quand quelque chose d'exceptionnel arrive, je le recueille.  

 

Quel est ce "quelque chose d'exceptionnel"?

L'exceptionnel ? C'est l'ordinaire. C'est un visage. C'est une marguerite dans un pré. C'est une parole inouïe entendue quelque part. 

 

Quel est l'antidote au poison des jours ordinaires et comment apprendre à le voir ? Car là est le vrai problème : comment reconnaître le miracle lorsqu'il arrive.

Quand le miracle arrive, vous le savez. Si vous me demandez quels sont les vrais trésors aujourd'hui, à l'heure qu'il est, à cette époque de ma vie, je répondrais : la patience et l'humeur bonne. Oui : une bonne humeur. J'ai entendu, il n'y a pas longtemps, un plâtrier siffler, mais - comment dire...? - il avait mille rossignols dans sa poitrine, il était dans une pièce vide, il enlevait un vieux papier peint, il était seul depuis des heures à cette tâche et il sifflait. Et cette image m'a réjoui et j'ai eu comme l'intuition que cette humeur-là rinçait la vie, la lavait, comme si cette gaieté de l'artisan réveillait jusqu'à la dernière et la plus lointaine étoile dans le ciel. Ça, vous voyez, ce sont des riens, des moins que rien, des micro-événements, des choses minuscules, mais ce sont ces événements qui fracturent la vie, qui la rouvrent, qui l'aident à respirer à nouveau. Lorsque de tels événements adviennent, croyez-moi, vous le savez. Vous le savez parce qu'une sorte de gaieté vous vient. C'est sans valeur marchande, la gaieté, sans raison, sans explication ! Mais c'est comme si, tout d'un coup, la vie elle-même passait à votre fenêtre avec une couronne de lumière un peu de travers sur la tête.  

 

 "l'art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d'émerveillement et de sidération qui seul permet à l'âme de voir". Pour y parvenir ne faut-il pas d'abord trouver quelque part la force de tourner le dos aux grandes injonctions du monde moderne, c'est-à-dire à ces verbes que vous énumérez si bien : "acheter, envier, triompher, écraser l'autre..."?

Il s'agit juste de faire un pas de côté, mais ce pas de côté fait que vous arrivez au paradis. Un paradis qui se trouve non pas ailleurs et demain mais ici et maintenant. Je vais dire une banalité mais le monde est d'une puissance terrible et mortifère. Chaque jour, chacun de nous l'éprouve. Après tout, nous ne sommes pas obligés d'obéir. Après tout, nous pouvons tout d'un coup nous réveiller. La vie est une chose extrêmement fragile et hors de prix. C'est un diamant. En venant vous voir, ici, à Paris, j'ai vu des gens couchés sur les trottoirs. Un peu plus loin, j'ai ouvert un livre que je venais d'acheter et je me suis surpris à le lire. Il faisait très froid dehors mais la lecture m'a offert une sorte de cabane, de protection. Ce n'est rien, n'est-ce pas, des phrases dans un livre, ou un plâtrier qui siffle un air de quatre sous ? Ce n'est rien. Mais si les planètes suivent leur cours et si la Terre est toujours sous nos pieds, c'est grâce à des riens comme cela.  

 

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...

Les esprits grincheux vont encore dire : "Vous êtes devenu mièvre, Christian Bobin..." Que signifie cet éloge des marguerites dans un pré, des planètes lointaines, du plâtrier qui siffle?

[Il éclate de rire.] Mais la réponse est très simple : nous n'avons que ça. Nous n'avons que la vie la plus pauvre, la plus ordinaire, la plus banale. Nous n'avons, en vérité, que cela. De temps en temps, parce que nous sommes dans un âge plus jeune ou parce que la fortune, les bonnes faveurs du monde, viennent à nous, nous revêtons un manteau de puissance et nous nous moquons de cette soi-disant "mièvrerie". Mais le manteau de puissance va glisser de nos épaules, tôt ou tard... Non, je ne suis pas mièvre. Je parle de l'essentiel, tout simplement. Et l'essentiel, c'est la vie la plus nue, la plus rude, celle qui nous reste quand tout le reste nous a été enlevé. Je vais à l'essentiel. Je ne fais pas l'apologie de quelque chose qui serait simplet. La marguerite dans son pré, le plâtrier qui siffle, les planètes lointaines : voilà, au contraire, quelque chose qui est rude, émerveillant, parce que ces choses résistent à tout.  

 

Mais cet état d'émerveillement est particulièrement difficile à atteindre, paradoxalement...

Oui, curieusement. Je crois qu'il faut chercher sans chercher. Cela peut venir de partout.  

 

C'est donc du minuscule et de l'imprévisible ?

Oui. C'est cela que j'appelle la gaieté : du minuscule et de l'imprévisible. 

Je pense qu'il faut faire très attention, sur cette question de la mort et de la joie. Le plus beau proverbe que je connaisse vient d'Egypte. C'est une injonction : "Ne fais jamais peur à quelqu'un, n'inspire jamais la peur à un autre être humain." Je trouve que c'est une sentence magnifique. Et j'y ajouterai : n'injurie jamais la douleur de l'autre, ne va pas trop vite, ne fais pas l'économie de ce que les autres vivent. Comment pourrais-je vous dire cela ? J'ai de la joie à aller dans les endroits, même les moins éclairés qui soient. Je pense, par exemple, à des hôpitaux ou des maisons de retraite, endroits que je continue de fréquenter. J'ai une joie profonde à traverser les épaisseurs de grisaille, la dureté que le monde met sur certains visages à la fin d'une vie. J'éprouve une joie profonde à enlever tous ces voiles et à voir, soudain, deux yeux qui brûlent dans l'ombre. L'humain est un soleil. La vie, voilà la seule merveille. Et c'est la seule merveille non commercialisable. L'humain est un soleil que l'on peut aller chercher dessous les décombres, dessous la fatigue, dessous les pertes. Il n'y a rien de pire que de perdre un enfant. Rien de pire. C'est connaître et éprouver l'hémorragie de ses propres forces. Oui, la vie est très rude. Mais j'essaie de peindre, de livre en livre, le sourire que je vois sur ces lèvres. Malgré tout. Je connais la perte de qui on aime plus que tout. Et je le redis: la vie est peut-être cent milliards de fois plus belle que nous l'imaginons - ou que nous la vivons

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...

Qu'attendez-vous d'un livre, quand vous êtes lecteur?

J'attends tout. Absolument tout. J'attends une paix immense - elle vient souvent, monte du livre. J'attends de connaître un peu mieux mon visage - il est si mouvant, de passage, comme celui de ceux qui nous lisent en ce moment, comme le vôtre. D'un livre, j'attends qu'il travaille comme un miroir, qu'il travaille pour moi. J'attends aussi qu'il me donne, qu'une sorte de lumière monte de lui. Et j'attends, enfin, de rencontrer un humain parce que je crois que c'est la chose sans doute la plus rare au monde, une rencontre, une vraie rencontre. J'attends qu'une personne sorte du livre et se mette à me parler et, en me parlant, me découvre, moi.  

 

...

Quels vos éblouissements ?

Tout ce qui arrive. Mais il n'arrive pas quelque chose tous les jours, entendons-nous bien ! Le manège ne tourne pas tous les jours. Il est parfois à l'arrêt, bâché. Mais quand quelque chose arrive, ça devient pour moi une urgence de l'écrire, de le transmettre. En partageant la joie, vous la multipliez. Et écrire, c'est partager pour multiplier.  

 

C'est quoi la mauvaise énergie ?

La mauvaise énergie est celle qui consiste à essayer de forcer les chemins du ciel. La mauvaise énergie est celle qui veut accélérer chimiquement les battements du coeur. La mauvaise énergie, c'est vouloir tout tout de suite, les applaudissements avant même d'avoir commencé l'effort... Notre époque veut du survitaminé. Elle a oublié la lenteur. J'essaie, par les livres que j'écris, de retrouver cela, de faire revenir la lenteur.  

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...

Ne faut-il pas avoir beaucoup souffert pour arriver à un tel détachement?

[Long silence.] Je ne sais pas quoi dire.  

La vérité.

Oui, la vérité... Mais, vous savez, la vie est tellement dure... La vie a été beaucoup plus dure pour tellement plus de gens que pour moi... Comment pourrais-je dire que j'ai souffert alors que se passent encore certaines choses aujourd'hui ? Je dirais simplement, par pudeur, que je n'ai pas abandonné l'enfant que j'étais. Voilà. 

 

Et quel enfant étiez-vous?

Un enfant qui ne faisait pas grand-chose. Qui regardait par la vitre. Qui regardait ce qu'il se passait quand il se passait quelque chose. 

 

Pensez-vous toujours que nous prenons notre véritable visage et notre véritable force dans l'enfance, qu'ensuite rien ne change?

Oui, c'est ce qu'on appelle les caractères. C'est une drôle de chose : il est possible que le caractère d'une personne ne change jamais. On voit cela, dans la religion, par exemple. Prenez saint Paul. C'est amusant car il est d'abord persécuteur des chrétiens avant d'être renversé sur le chemin de Damas et de se convertir, de devenir le premier défenseur des chrétiens. Mais il est aussi fou, aussi violent, dans sa défense que dans son attaque ! Son caractère, passé le feu de la révélation, est resté intact. Je crois donc, en effet, que l'on peut retrouver chez chacun et à tout âge les traits de l'enfance. Ils sont parfois encrassés, mais ils sont toujours là.  

 

Dans L'Homme-Joie, cette confession : "Si mes phrases sourient c'est parce qu'elles sortent du noir." Comment convertir le drame en joie?

Peut-être en éprouvant la sensation de confiance dans la base de la vie. Il arrive que la vie soit partie. Que l'on soit délaissé, abandonné. Chacun fait cette expérience tôt ou tard, et parfois sur une durée très longue. Soit. Mais même dans ces moments-là, il y a quelque chose qui ne nous quitte pas, que je ne saurais pas nommer, que je ne veux pas nommer - parce que la nommer, ce serait l'abîmer et, peut-être, la faire fuir à jamais. Il y a un point de confiance, quelque chose en nous comme une petite chambre dans le coeur, dans laquelle il ne faut laisser entrer personne. Pas même ceux que nous aimons. 

 

Vous écrivez ceci, en parlant de sa peinture : "Je ne peux rien expliquer. Expliquer n'éclaire jamais." Mais alors, qu'est-ce qui éclaire, d'où vient la vraie lumière?

La vraie lumière vient de ce que l'on ressent. Un enfant, même privé de mots, comprend ce que disent les grands : il regarde les visages, entend les inflexions des voix. Si on lui ment, il le sent ; si on lui dit la vérité, il le sent ; si on est bienveillant envers lui, il le sent. Ce savoir n'est pas explicable mais il nous porte tout au long de notre vie. C'est une intelligence muette que la vie a d'elle-même. 

 

Dans le monde actuel, comment faire pour garder intacte notre capacité d'émerveillement ?

Toujours ramener la vie à sa base, à ses nécessités premières : la faim, la soif, la poésie, l'attention au monde et aux gens. Il est possible que le monde moderne soit une sorte d'entreprise anonyme de destruction de nos forces vitales - sous le prétexte de les exalter. Il détruit notre capacité à être attentif, rêveur, lent, amoureux, notre capacité à faire des gestes gratuits, des gestes que nous ne comprenons pas. Il est possible que ce monde moderne, que nous avons fait surgir et qui nous échappe de plus en plus, soit une sorte de machine de guerre impavide. Les livres, la poésie, certaines musiques peuvent nous ramener à nous-mêmes, nous redonner des forces pour lutter contre cette forme d'éparpillement. La méditation, la simplicité, la vie ordinaire : voilà qui donne des forces pour résister. Le grand mot est celui-là : résister. 

 

A vous lire, à vous écouter, on a l'impression que vivre est une chose simple : il suffit d'y consacrer chaque seconde de sa vie ! Dans vos livres, vous semblez dire que si nous avons pratiqué ces actes de résistance et même si la vie nous submerge, ce n'est pas grave...

C'est lié à la joie. Il faut savoir perdre. Et trouver la joie dans la défaite. Je vais vous donner un exemple que tout le monde va comprendre tout de suite. Quand on a trente ans à peu près, l'âge des bandes d'amis, et que c'est l'été, cette saison incroyablement belle, et que l'on tente de traverser une rivière sans trop se mouiller, que fait-on ? On passe d'un galet à l'autre. On peut gagner, c'est-à-dire arriver sur l'autre rive indemne. Mais on peut aussi perdre tout d'un coup, glisser brusquement, tomber, se mouiller... et s'apercevoir que perdre, c'est encore plus drôle que de gagner, et que ce n'est pas grave ! Ce qui comptait, ce n'était pas d'atteindre l'autre rive indemne mais d'être ensemble, vivant, de se réjouir de petits riens comme ceux-là. 

 

Et vous, vous avez beaucoup perdu ?

On ne parvient pas à un certain âge sans avoir perdu. Beaucoup, oui. Ce que j'ai perdu est irrattrapable. Je ne parle ni des objets ni des biens ni même de l'argent mais des êtres. J'ai perdu des êtres qui étaient pour moi des sources de soleil. Ce soleil a été mis en terre. Apparemment mis en terre. Moi, je pense que je continue à en recevoir les rayons. Mais je sais aussi, en même temps, que c'est une perte et qu'elle est irrattrapable. Je sais les deux choses. Que dire de plus ? 

 

Avec l'aimable autorisation de France Inter 

 

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